Le développement de la recherche scientifique sur la souffrance spirituelle est-il vraiment le signe

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Par Nicolas Pujol – 1er décembre 2024

Nicolas Pujol interroge ici l’évolution de la prise en charge de la souffrance spirituelle dans le monde biomédical, souvent perçue comme une avancée. L’auteur propose un regard critique, suggérant que la montée des approches scientifiques et standardisées pourrait affaiblir une culture de soin fondée sur l’écoute et l’accompagnement collectif.

 
La proposition que je souhaite soumettre à la discussion dans cet article part du constat que depuis 20 ans, la recherche scientifique relative à la prise en charge de la souffrance spirituelle ne cesse de progresser dans le monde biomédical. Les connaissances scientifiques ainsi produites visent à délimiter de façon objective le concept de souffrance spirituelle, à développer des outils d’évaluation de la souffrance spirituelle et des modèles d’intervention pour la soulager. Parmi ces outils d’évaluation, il existe notamment des échelles quantitatives qui permettent de mesurer de manière objective l’intensité de la souffrance spirituelle. En fonction du résultat de ces évaluations, différentes interventions thérapeutiques peuvent être proposées. Parmi celles-ci, il est aujourd’hui possible dans certains pays de faire appel à un spécialiste de la souffrance spirituelle, membre de l’équipe soignante. Ces progrès scientifiques semblent indiquer une avancée culturelle majeure dans la prise en compte et l’accompagnement de la souffrance spirituelle en temps de maladie.
 
Or, j’aimerais défendre ici le point de vue inverse : ces progrès scientifiques sont plutôt le signe d’un déclin d’une culture de l’écoute et de l’accueil de la souffrance spirituelle. Comme si science et culture ne progressaient pas ensemble, comme si les progrès de l’une s’accompagnaient du déclin de l’autre, comme si les raisons qui sous-tendent le développement de la connaissance scientifique étaient les mêmes qui sous-tendent le déclin de la culture du soin et de l’accompagnement. L’objectif de cet article est de tenter d’en faire la démonstration à partir de mon ancrage clinique qui est celui des soins palliatifs dans le contexte français.
 

1ère partie : comment expliquer l’apparition d’un champ de recherche dédié à la souffrance spirituelle dans le monde biomédical ?

La réponse à cette question est complexe et multifactorielle. Il me semble néanmoins que deux facteurs peuvent être avancés pour éclairer ce phénomène. Le développement quasi exponentiel des connaissances scientifiques relatives à la prise en charge de la souffrance spirituelle en temps de maladie est en partie lié à deux facteurs qui ont radicalement transformé les manières de penser et d’agir des acteurs du monde des soins. Il s’agit de l’avènement progressif de l’Evidence Based Medicine (EBM), ainsi que de la mise en œuvre du tournant gestionnaire1.
 
L’EBM est une manière de hiérarchiser les méthodes d’évaluation des pratiques thérapeutiques. La valeur scientifique la plus élevée est fournie par des méthodes d’évaluation quantitatives et en particulier par l’essai contrôlé randomisé en double aveugle. Se généralise très vite dans le monde biomédical l’idée que tout peut et tout doit faire l’objet d’une évaluation quantitative portant à la fois sur la faisabilité, l’efficacité thérapeutique et l’impact économique. Ce qui explique les progrès scientifiques faits dans la prise en charge de la souffrance spirituelle, c’est donc d’abord en partie cela : le développement d’outils et de protocoles de recherche qui n’existaient pas avant pour évaluer de manière quantitative l’efficacité thérapeutique des pratiques de soin ou d’accompagnement spirituel à l’intérieur du monde biomédical.
 
Le tournant gestionnaire des institutions de soin est une volonté politique de maîtriser les dépenses de santé tout en améliorant la qualité des soins par une optimisation des pratiques. Cette optimisation suppose de déterminer, via l’EBM, quelles sont les bonnes pratiques puis de les généraliser en passant par un processus de standardisation. Les pratiques de soin et d’accompagnement spirituels n’échappent pas à cette double logique managériale : la recherche de l’efficacité thérapeutique et la standardisation.
 
Si la recherche sur la spiritualité se développe de manière quasi exponentielle depuis 20 ans, c’est d’abord le signe que plus rien, au sein du monde biomédical, ne résiste à la rationalité de l’EBM et du tournant gestionnaire. Mais que devient la spiritualité sous l’effet de cette double normativité ? Elle est essentiellement pensée comme une ressource intérieure mobilisable en temps de maladie pour participer à la visée thérapeutique de la médecine. Nous avons donné à ce processus de normalisation de la spiritualité le nom de psychologisation, processus repérable à partir de 4 critères2.
 

Un mouvement de psychologisation de la souffrance spirituelle dans le monde biomédical

Le premier critère concerne la possibilité, à l’instar de la vie psychique, d’objectiver la vie spirituelle de manière scientifique et, donc, de pouvoir l’évaluer voire la mesurer. Ce mouvement d’objectivation se manifeste notamment par le repérage de sous-dimensions de la vie spirituelle (les valeurs, le sens, la transcendance, l’espoir, etc.) considérées comme universelles.
 
Le deuxième critère consiste à substituer, comme le fait la psychologie positive, la distinction classique entre le normal et le pathologique par la logique de la croissance et de l’accomplissement de soi. La spiritualité est avant tout conçue comme une ressource intérieure aux vertus intrinsèquement positives.
 
Le troisième critère de la psychologisation concerne la nature des interventions thérapeutiques qui se réclament de la spiritualité. Nature relevant de techniques relationnelles communes à certaines pratiques psychothérapeutiques, centrées sur l’écoute, l’empathie, le non-jugement et permettant aux patients de se sentir acceptés dans leur singularité.
 
Enfin, le quatrième critère concerne la tendance des pratiques de soin et d’accompagnement spirituels à agir principalement sur l’individu et non sur son environnement. À l’instar de pratiques psychologiques, elles peuvent contribuer ainsi à ne pas remettre en question des facteurs sociaux, culturels, voire politiques, qui peuvent pourtant être à l’origine de la souffrance des patients.
 
Sous l’effet de ce processus de psychologisation, la souffrance spirituelle devient une opportunité de croissance, à condition pour l’individu de parvenir à utiliser ses ressources intérieures pour la dépasser. Or, le risque de cette conception positive de la souffrance, c’est, comme l’écrivent Eva Illouz et Edgar Cabanas, celui de la culpabilisation : « Les personnes qui souffrent n’ont donc pas seulement aujourd’hui à porter le fardeau de leurs affects : il leur faut aussi porter celui de la culpabilité — celle de ne pas être en mesure de surmonter les difficultés auxquelles elles ont à faire. […] Cette manière de toujours envisager le seul versant positif des choses conduit, en dépit des bonnes intentions qui y président, à une profonde incompréhension de ceux qui souffrent véritablement3. »
 

2e partie : et avant le tournant gestionnaire ?

Comme je l’indiquais, cette psychologisation de la souffrance spirituelle est un phénomène récent. Comment la prise en charge de la souffrance spirituelle était-elle pensée par les pionniers des soins palliatifs avant la mise en œuvre du tournant gestionnaire ? Pour répondre à cette question, je m’appuie ici sur un article de Cicely Saunders publié en 1988 dans Journal of Palliative Care intitulé : Spiritual Pain4.
 
Cicely Saunders est une clinicienne. La définition de la souffrance spirituelle qu’elle propose dans cet article est donc issue de son expérience clinique. Les affects qu’elle associe à la souffrance spirituelle sont la culpabilité, le regret, la colère. Elle remarque que certains patients peuvent faire l’expérience douloureuse d’échouer ou d’avoir échoué à honorer une aspiration d’ordre éthique, que ce soit au moment de faire le bilan de leur vie ou face à l’impossibilité de vivre le temps qui reste en cohérence avec leurs valeurs. Pour les patients, la cause de cette souffrance spirituelle peut être double. Il peut s’agir d’une défaillance individuelle, et c’est alors le regret ou la culpabilité qui dominent. Mais il se peut aussi que les patients se sentent trompés ou abandonnés : c’est dans ce cas le sentiment d’injustice ou de trahison qui apparaît au premier plan. La souffrance spirituelle se manifeste ainsi pour Cicely Saunders par la douloureuse expérience du non-sens : tout ce en quoi les patients ont cru et à partir de quoi ils ont cherché à orienter leur vie s’avère soit faux, soit absent. Cette expérience est généralement associée à une crise d’identité et à une majoration de l’angoisse.
 
Comment aider les patients aux prises avec la souffrance spirituelle ? Qu’est-ce que les soignants ont à offrir ? Cicely Saunders apporte à ces questions une réponse originale. Il s’agit, dit-elle, de commencer par soulager autant que possible les symptômes d’inconfort physique, puis d’accueillir et prendre soin de l’entourage. Il pourrait être tentant, dit-elle, de croire que la souffrance spirituelle doit faire l’objet de la même visée thérapeutique que les symptômes d’inconfort physique. Or, une part incompressible de la souffrance spirituelle doit être vécue et traversée. Ce n’est qu’à l’intérieur d’une équipe expérimentée et unie par la confiance que les soignants peuvent développer les savoir-faire nécessaires pour non seulement permettre, mais aussi encourager l’expression de la colère, de la culpabilité ou du regret et l’insondable question du « pourquoi ? ». Il faut, dit-elle, apprendre à écouter pour aider les patients à trouver un chemin pour traverser cette souffrance spirituelle, en étant convaincus que des remaniements profonds demeurent possibles jusqu’à la toute fin de la vie sans toutefois idéaliser cette possibilité. Elle ajoute qu’il est extrêmement difficile de se tenir près de la souffrance, en particulier quand celle-ci prend la forme d’une angoisse contre laquelle rien ne semble pouvoir être fait. Les soignants, dit-elle, sont des êtres vulnérables qui ont besoin du soutien d’un collectif uni pour pouvoir faire ce travail.
 
Elle conclut son article d’une manière qui peut paraître surprenante : l’essentiel de ce qui peut être fait contre la souffrance spirituelle est de persévérer avec le pratico-pratique. Répondre aux besoins physiques, prendre le temps de comprendre et de soulager un symptôme d’inconfort, accueillir avec patience les demandes agressives des familles et réaliser des soins dits de nursing de qualité. Tout cela peut parfois permettre d’atteindre les endroits les plus profonds de la souffrance spirituelle.
 

3e partie : pourquoi les progrès de la connaissance scientifique s’accompagnent-ils d’un déclin de la culture de l’accompagnement de la souffrance spirituelle ?

J’ai tenté, dans un article paru en 2023 dans la revue Etudes, de prolonger la proposition de Cicely Saunders : si le soin, dans sa matérialité, peut effectivement agir en profondeur à l’égard de la souffrance spirituelle à l’approche de la mort, c’est parce qu’il remplit une fonction rituelle et symbolique5 qui consiste à maintenir « ouvert un espace de compréhension à ce qui échappe à la possibilité de comprendre » 6. Ce qui échappe à la possibilité de comprendre, c’est le sens de la souffrance et de la mort. Comment honorer cette limite dans la possibilité de résoudre l’énigme, sans pour autant demeurer dans le non-sens face à la souffrance et à la mort ? Le soin, dans sa dimension pratico-pratique, peut remplir cette fonction en tissant une trame narrative entre les vivants et les morts. Je n’ai pas la place de développer ici cette proposition et je renvoie le lecteur intéressé à l’article susmentionné. Je dirais juste, de manière un peu lapidaire, que cette fonction rituelle et symbolique dépend de la possibilité pour les soignants, de réaliser collectivement un travail de qualité. La qualité en question se définit en référence à une culture de métier, c’est-à-dire à un ensemble de savoir-faire et d’accords normatifs qui se sédimentent avec le temps pour honorer une conception partagée du travail bien fait. Dans le cas des soins palliatifs, cette sédimentation prend la forme d’une culture du soin et de l’accompagnement, la culture palliative.
 
Or, il me semble que cette culture palliative est aujourd’hui menacée par l’organisation gestionnaire du travail du soin, empêchant la possibilité pour les soignants de faire un travail de qualité7. En France, cette organisation du travail s'appuie sur deux dispositifs : la tarification à l’activité et le déploiement de la démarche qualité. En unité de soins palliatifs, les deux critères principaux sur lesquels repose la tarification à l’activité sont la durée moyenne de séjour et le taux d’occupation des lits. L’objectif, du point de vue financier, est de maintenir une durée moyenne de séjour autour des trois semaines et un taux d’occupation le plus haut possible. Pour parvenir à cet objectif, le concours des soignants est indispensable. C’est en effet à eux que revient la responsabilité d’optimiser les admissions, d’anticiper les décès, de réaliser parfois plusieurs « entrées » par jour, de réduire le délai durant laquelle la chambre reste vide entre deux patients.
 
Cette course à l’activité a des répercussions inévitables à la fois sur la santé des soignants et sur la qualité des soins. Les entretiens d’accueil sont de moins en moins faits en binôme. Certains patients et certains proches peuvent avoir le sentiment d’être mis à la porte pour libérer un lit, les soignants souffrent de recevoir de nouveaux patients dans des lits « chauds » 8, les temps de délibération en équipe pluriprofessionnelle s’appauvrissent, les temps de présence hors acte technique se raréfient et la disponibilité psychique et matérielle pour accueillir et accompagner la souffrance des familles s’amenuise.
 
Or, à mesure que la coopération se dégrade et avec elle la culture palliative, les démarches de certification issues de la « démarche qualité » continuent de louer l’excellence du travail en soins palliatifs. Parce qu’elle repose sur des prémisses erronées en matière d’évaluation du travail, la « démarche qualité » fragilise ainsi les ressorts du plaisir et du sens au travail des soignants. Ils sont mis en tension dans leurs valeurs et privés de la reconnaissance de leur contribution singulière à l’œuvre commune, c'est alors que l’expérience du non-sens et de l’absurdité gagne du terrain. Et c’est la possibilité pour le soin d’honorer sa fonction rituelle et symbolique qui s’amenuise peu à peu. Alors que Cicely Saunders insistait sur la nécessité d’un collectif de travail expérimenté et en confiance pour soutenir les patients dans leur traversée de la souffrance spirituelle, l’organisation gestionnaire du travail sape les ressorts de la coopération et du vivre-ensemble. C’est sur ce terreau que s’enracine la psychologisation de l’accompagnement spirituel qui consiste à individualiser les causes et les remèdes de la souffrance spirituelle. Le risque serait ainsi pour les soignants de chercher à réhumaniser les soins par des pratiques d’accompagnement spirituel qui neutraliseraient l’intuition subversive de la culture palliative : la réponse à la souffrance spirituelle ne peut être que collective et dépend de l’organisation du travail du soin. Le risque serait alors, pour la spiritualité, de devenir la caution humaniste d’organisations du travail qui nourrissent l’expérience du non-sens.
 

Notes

1   Les éléments descriptifs du tournant gestionnaire concernent ici la France. Il est probable que les réformes gestionnaires de l’organisation du travail du soin prennent des formes différentes au Québec par exemple. De même, les répercussions des transformations de l’organisation du travail sur les pratiques de soin décrites dans cet article sont propres au contexte français.

2   La mise en évidence de ce processus de psychologisation est le fruit d’un travail interdisciplinaire réalisé par l’équipe du projet SPIPRA, financé en grande partie par le réseau RESSPIR. Voir https://www.resspir.org/projets/recherche-spipra [consulté le 17/09/2024]. Les résultats de la recherche SPIPRA seront publiés dans le prochain numéro de la revue Relier dans un article intitulé « Pourquoi le monde biomédical s’ouvre-t-il à la spiritualité ? »

3   Eva Illouz & Edgar Cabanas, Happycratie, Premier Parallèle, Paris, 2018, p. 226.

4   Cicely Saunders, « Spiritual Pain », Journal of Palliative Care, vol. 4, n° 3 (1988). p. 29-32.

5   Nicolas Pujol, « Le soin à l’approche de la mort », Etudes, 2023/12, p. 35-46.

6   Patrick Baudry, La place des morts. Enjeux et rites, L’Harmattan, 2006, p. 60.

7   Nicolas Pujol et al., « La culture palliative en danger », Etudes, 2024/12, p. 47-57.

8   Ladite « chaleur » doit s’entendre dans sa dimension symbolique et vient mettre en lumière le temps psychique nécessaire aux équipes pour pouvoir accueillir une nouvelle personne dans une chambre habitée auparavant par un autre patient.
 



Nicolas Pujol est psychologue. Il a soutenu en 2014 une thèse de doctorat en éthique médicale (Université Paris Descartes) et en sciences des religions (Université Laval à Québec) sous la direction du professeur Guy Jobin. Sa thèse (Spiritualité et cancérologie : enjeux éthiques et épistémologiques d’une intégration) interrogeait de manière critique l’intérêt croissant du monde biomédical pour la spiritualité. Nicolas Pujol a également coordonné la recherche SPIPRA (https://www.resspir.org/projets/recherche-spipra), cofinancée par le réseau RESSPIR. En 2019, il a rejoint l’équipe de recherche de Christophe Dejours au sein de l’Institut de Psychodynamique du Travail (https://ipdt.fr/) et a mené, avec le soutien de la Fondation de France, deux projets de recherche relatifs à la souffrance au travail en soins palliatifs. Ces études ont notamment fait l’objet d’une publication dans le numéro de décembre 2024 de la revue Etudes intitulée « La culture palliative en danger ».


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